Quel retour sur investissement pour l’IA dans le produit ? Un thème débattu par Marie-Fleur Sacreste, ex Head of Product IA de Preligens, Gaétan Rougevin-Baville, CEO de Diffusely (ex-Meero) et Aurélien Hérault, Directeur de l’innovation de Deezer lors d’une table ronde organisée le 20 mars par Bpifrance, Theodo et Le Ticket. Synthèse des échanges.

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 ✉️ Article issu du Ticket n°103


Ce que tu vas apprendre dans ce résumé de la conf’ sur le ROI de l’IA dans le produit : 

(Tu peux cliquer sur une partie pour y accéder directement)

1. L’IA, un des fondamentaux de l’activité de Deezer, Diffusely ou Preligens

2. L’IA, un réducteur de coût… à condition de garder l’humain dans la boucle

3. L’IA n’est pas un argument business

4. En IA, le produit reste plus important que le modèle

5. L’IA, un impact économique (et écologique) loin d’être négligeable


1. L’IA, un des fondamentaux de l’activité de Deezer, Diffusely ou Preligens

“Le ROI est assez simple à calculer : Deezer n’existerait pas si on n’avait pas mis rapidement en place des solutions d’IA “, lance d’emblée Aurélien Hérault, directeur de l’innovation de la plateforme française de streaming musical.

Illustration : sans IA, impossible de classer l’immense catalogue de Deezer par genre musical par exemple grâce à des métadonnées ou de savoir si un contenu est un bruit, une chanson ou un livre audio. Bref, impossible de faire tourner un algo de recommandation qui permet de faciliter l’accès à la musique pour les utilisateurs.

Surtout quand on reçoit… 100 000 titres par jour (dont une partie générée par l’IA, on y reviendra) !

“Il y a 13 ans, il n’existait pas de classifieur sur le marché qui pouvait répondre à notre besoin. Donc on a monté un labo de recherche pour le créer nous-mêmes”, poursuit celui qui était présent au tout début de l’aventure. 

Une remise en contexte bénéfique : l’IA ne date pas de la sortie de ChatGPT d’OpenAI. Il existe tout un spectre au-delà de l’IA générative.

Aurélien Hérault de Deezer – Crédit photo : François Tancré

Un constat partagé par Gaétan Rougevin-Baville, qui a vécu de l’intérieur le pivot radical de Meero, devenu aujourd’hui Diffusely. L’ex licorne qui développait une place de marché entre des photographes et des entreprises s’est pris le mur du Covid de plein fouet.

Après des coupes drastiques dans ses effectifs, elle débranche son produit historique (et dit adieu à 25 M€ de CA du jour au lendemain) et développe un outil de retouche de photos grâce à des modèles d’IA ultra spécialisés pour les pros de 3 secteurs : l’immobilier, l’automobile et la mode. “Et ce bien avant le boom de l’IA générative”, complète Gaétan, devenu CEO de l’entreprise il y a deux ans et demi.

Gaétan Rougevin-Baville de Diffusely (ex Meero) – Crédit photo : François Tancré

Chez Preligens, la startup spécialisée dans l’analyse d’images par satellite à des fins militaires, rachetée l’an dernier par Safran, l’IA est également au cœur du modèle.

“Avec l’explosion du nombre de satellites, nos clients se sont retrouvés devant un tsunami d’images impossibles à traiter manuellement, explique Marie-Fleur Sacreste, son ex Head of Product. On avait accumulé plus de 5 millions de données annotées, ce qui nous a permis de nous démarquer sur le marché”.

Marie-Fleur Sacreste, ex Head of Product de Preligens et Safran AI – Crédit photo : François Tancré

Le contexte posé, explorons désormais les différentes perspectives économiques de l’intégration de l’IA dans un produit.

2. L’IA, un réducteur de coût… à condition de garder l’humain dans la boucle

“Au début, l’IA générait beaucoup de peur. Les interprètes des photos satellites craignaient qu’à force d’entraîner la machine, elle allait finir par les remplacer”, témoigne Marie-Fleur. Ces derniers démontaient d’ailleurs systématiquement les résultats de l’IA. Le fameux : “Regarde comme c’est de la mer**, je suis pas prêt d’être remplacé !”

“Il s’agit moins de se faire remplacer que de se faire augmenter, indique Aurélien de Deezer. L’objectif, c’est d’automatiser les tâches qui n’ont pas beaucoup de valeur et valoriser l’expertise. Chez nous, on dit aux éditeurs musicaux qu’ils vont devenir de super éditeurs. Au lieu de gérer des millions d’utilisateurs, ils peuvent avoir un impact sur des centaines de millions, en ayant la capacité de fournir une meilleure expérience locale et de trouver des petites pépites avant les autres”.

Même s’il reconnaît qu’il n’a pas besoin d’autant d’éditeurs qu’avant, Gaétan de Diffusely reconnaît l’importance de garder toujours de l’humain dans la boucle, surtout en B2B.

“Nous travaillons avec des très grands comptes donc même si l’IA fonctionne dans 99 % des cas, nous avons gardé une douzaine de personnes qui s’assurent en permanence de la qualité des retouches et une vingtaine qui participent à l’entraînement de l’algo”, assure-t-il.

Human after all.

Crédit photo : François Tancré

3. L’IA n’est pas un argument business

Revenons aux craintes des clients de Marie-Fleur, chez Preligens. Comment les ont-ils progressivement convaincus ? En travaillant sur l’adoption et en montrant les bénéfices réels.

Lors d’un exercice militaire qui simulait l’invasion d’un pays étranger, elle se retrouve dans les tranchées avec ses utilisateurs et leur fait une démo de son produit de détection.

“J’ai vu des étoiles dans les yeux des opérateurs. Sans ça, ils n’auraient pas pu comprendre la stratégie de l’ennemi. Ce qui peut leur faire gagner un temps précieux car, dans ce cadre, le temps, ce sont des vies”, illustre-t-elle.

Il n’y a donc pas que l’IA qui compte quand on fait de l’IA.

“⁠Tu as beau avoir le meilleur modèle d’IA, si ton UX ne suit pas et que tu n’arrives pas à créer la confiance, par exemple en permettant de modifier les sorties de l’IA, ton produit ne sera pas adopté.”, poursuit Marie-Fleur.

Cette question de l’interaction avec le modèle est clé pour l’ensemble des intervenants.

“C’est comme une conversation : personne ne fait que écouter ou que parler. Sinon on s’ennuie à mourir !”, lance Aurélien de Deezer.

Pour lui, les Product Managers ne doivent pas chercher à ce que l’IA fasse tout à la place de l’utilisateur.

“Ces derniers veulent rester impliqués. Sinon, sur la longueur, le produit sera trop aseptisé et leur attachement ne fera que décroître”, continue-t-il en citant le célèbre effet Ikea (= on est plus attaché à un produit que l’on construit (au moins en partie) nous-même).

Human in the loop encore et toujours.

Crédit photo : François Tancré

4. En IA, le produit reste plus important que le modèle

La question qui revient toujours aux oreilles de Gaétan de Diffusely quand il parle à des investisseurs ? “Et si un nouveau modèle arrive ?”

Sa réponse vaut pour la majorité des boîtes IA : la différenciation de l’entreprise tient à la qualité et la quantité de ses données (200M de photos uniquement sur 3 verticales chez Diffusely contre 500 millions sur une multitude de verticales par exemple sur le généraliste shutterstock). Mais également au produit.

“Dans sa roadmap, il faut investir au moins autant sur ce qui est autour de l’IA que ce qui touche à l’IA. Si tu construis une barrière à l’entrée suffisamment forte avec ton produit en te spécialisant, tu deviens agnostique de la techno en-dessous et ton activité ne sera pas bouleversée si le modèle change”, détaille-t-il.

Crédit photo : François Tancré

5. L’IA, un impact économique (et écologique) loin d’être négligeable

Comment monétiser l’IA, une techno généralement coûteuse aussi bien en termes d’investissement que d’opérations, avec les coûts d’inférence (liés à chaque réponse générée par les modèles) ?

La réponse semble assez lacunaire pour l’heure, d’autant que beaucoup d’entreprises sont encore en phase d’investissement et d’acquisition. Citons malgré tout les exemples de Google, Microsoft ou Notion qui ont annoncé des hausses de prix sur leurs abonnements.

Chez Deezer, les utilisateurs ne passeront pas à la caisse à cause de l’IA prévient son directeur de l’innovation. Même si ce dernier pointe un problème qui va probablement amener la plateforme à revoir ses conditions avec ses partenaires dans l’année : plus de 10 % des pistes ajoutées aujourd’hui sur Deezer (soit 10 000 par jour) seraient générées par des modèles IA tels Suno ou Udio (honnis par les artistes).

Pire : ces “créations” ne seraient jamais écoutées, sauf par des bots, ce qui peut avoir des conséquences majeures pour les ayant droits. La réponse de Deezer ? Un modèle capable de détecter à 99,8 % ces morceaux afin non pas de les supprimer mais de les exclure des recommandations algorithmiques.

“L’objectif à terme n’est pas d’inventer une IA contre une autre IA mais de prendre le problème à la source”, confie Aurélien.

Autrement dit, la réflexion est ouverte pour faire payer les partenaires musicaux qui abuseraient de la sorte.

“On est dans une logique de pédagogie mais, pour l’heure, c’est nous qui payons le stockage de ces fichiers et la tendance ne semble pas aller vers une diminution. Donc on regarde à comment faire évoluer notre modèle économique pour iintégrer ces coûts supplémentaires”, explique-t-il.

Avant d’ouvrir une réflexion plus globale :

“Au-delà de Deezer ou de l’industrie musicale, c’est une question de société. On génère, on livre et on stocke des fichiers qui ne servent à rien. Est-ce bien nécessaire de remplir les data centers de ces déchets numériques ?”