Bienvenue dans l’épisode 1 de notre série sur le produit pré Product Market Fit. |
Il n’y a pas un mais des product management. On ne fait pas du produit en grand groupe comme on en fait en scale-up ou au tout début de la vie d’une boîte.
C’est ce qu’a constaté Enzo Avigo, ex PM chez N26, Zalando ou Intercom. Le cofondateur de la plateforme d’analytiques June.so multiplie en effet les réflexions autour du concept largement sous-médiatisé de produit pré-Product Market Fit et s’apprête à publier un bouquin sur le sujet. Interview.
⌛ 7 min de lecture pour tout remettre à plat
Salut Enzo. À quel moment as-tu découvert que le Product Management était un tout autre métier en pré Product Market Fit (PMF) ?
Enzo Avigo : Très rapidement après la création de ma boîte ! Ce qui fut d’autant plus violent pour moi que, depuis le début de mon parcours, je m’étais toujours dit que le fait de me perfectionner en produit me permettrait d’avoir les compétences pour monter ma boîte. Or, quand j’ai compris que ces hard skills, que j’ai mis des années à développer, ne marcheraient pas dans ce contexte spécifique, cela a clairement été un choc.
« Étonnement, les deux premières choses qu’on apprend en tant que Product Manager, la roadmap côté discovery et les artefacts de delivery, sont à ne surtout pas faire au début d’une startup ! »
– Enzo Avigo (June.so)
Tu te rappelles d’un moment en particulier où tu as commencé à le réaliser ?
E.A. : Ma première claque, ce fut la roadmap. C’est pourtant le truc le plus classique en product management et qui n’a pas été remis en cause depuis une quinzaine d’années.
Sauf que la première roadmap de June, on l’a jetée au bout de deux semaines. La deuxième, idem. Au final, les trois premiers mois de la boîte, on a dû jeter une dizaine de roadmaps.
Pourquoi ?
E.A. : Tout simplement car les directions que l’on prenait changeaient trop rapidement par rapport aux retours qu’on recevait des utilisateurs !
Comme tous les fondateurs ou fondatrices, on a bien sûr une vision, on sait où on veut aller. Mais il y a une multitude de chemins qui peuvent nous y amener et on a vite réalisé avec mon associé qu’il ne fallait pas s’obstiner à figer cette direction dans une roadmap. On avait besoin de s’adapter constamment en fonction de ce qu’on voyait des utilisateurs.
Sans compter la perte de temps que cela génère…
E.A. : Oui. Si tu passes une à deux journées à faire ta roadmap, ça veut dire qu’à la fin de la semaine, la moitié ou le tiers de la boîte a passé 2/5e de son temps sur quelque chose que tu vas jeter quelques semaines plus tard. Ça fait mal ! Le coût d’opportunité est béant.
Surtout quand on sait que pour une startup, il n’y a pas de surplace. Si tu n’avances pas, c’est que tu recules.
Fais-tu le même constat sur d’autres pans du Product Management ?
E.A. : J’ai aussi réalisé que toute la documentation et la rédaction de tickets ralentissaient les équipes. C’est paradoxal car, en post PMF, tout ce travail aide à aller plus vite. Mais en pré PMF, il est plus efficace d’aller directement ouvrir le code éditeur et faire des pull request dans github en disant au dev “Qu’est-ce que tu veux qu’on fasse ?”.
Ce qui est étonnant, au final, c’est que les deux premières choses qu’on apprend en tant que Product Manager, la roadmap côté discovery et les artefacts de delivery, sont à ne surtout pas faire au début d’une startup !
Il n’y a rien à garder du rôle traditionnel de Product Manager ?
E.A. : Je me suis progressivement rendu compte que tous les artefacts que j’utilisais en tant que PM, qui venaient globalement de Scrum, avaient beaucoup de mal à survivre en effet à ce stade de maturité.
Ce qui reste, par contre, c’est toute la partie soft skills. Animer une équipe, la faire avancer en cohésion, partager une vision claire, créer un momentum… Tout cela est vrai aussi bien en early qu’en late stage.
Penses-tu qu’il faut aussi passer moins de temps à écouter ses utilisateurs en pré Product Market Fit, comme le suggère Olivier Courtois dans la conférence sur le sujet lors de la dernière Product Conf ?
E.A. : En fait, je pense que le vrai tabou sur ce sujet dans le monde du product management, c’est de ne pas avouer publiquement que tous les feedback ne se valent pas. Ces derniers vont vraiment dépendre de la qualité de la personne qui va te le donner. Sachant que ce sont les great feedback qui te font atteindre ton PMF.
Ce sont ceux qui, quand tu les entends, te font dire que c’est ça qu’il faut construire la semaine prochaine. Ils proviennent généralement d’une infime proportion d’utilisateurs qui ont compris un truc déterminant dans ton produit. Et si tu le construis pour eux, ils vont attirer d’autres gens comme eux ou les autres utilisateurs vont s’aligner et cela va devenir la norme.
À quel moment as-tu eu envie de partager tes réflexions à ce sujet sur Linkedin ?
E.A. : Je voulais savoir si ce problème venait de moi ou si cela résonnait chez d’autres personnes. J’ai donc commencé ce travail de journal de bord et, après quelques publications, j’ai réalisé que cela parlait à beaucoup de gens.
Au-delà des likes, je porte surtout attention aux messages privés que je reçois. Et quand tu as 10 personnes qui te disent ressentir depuis des années, eux aussi, ce que tu viens d’écrire et qu’il ne l’avait jamais lu auparavant, tu sens qu’il y a un vrai sujet.
D’après toi, pourquoi est-ce qu’on parle aussi peu de cette spécificité si particulière du produit pré Product Market Fit ?
E.A. : En fait, 99% de la théorie sur le produit vient de boîtes post-PMF. Je ne dis pas que la littérature produit est fausse ou mauvaise… mais juste qu’elle correspond à un stade de développement avancé.
Ce qui est souvent le cas dans la Tech quand on y pense. Ruby on Rails ne vient pas d’une startup de 3 personnes mais de Basecamp qui en compte une centaine. React ne vient pas d’un dev seul dans son coin mais de Facebook. Les animations Lottie, de Airbnb. etc.
Et c’est normal : il n’y a que les grosses boîtes qui ont les ressources pour prendre le temps de développer et d’améliorer des pratiques. Le métier de Product Manager en tant que tel est né également dans ce contexte.
C’est-à-dire ?
E.A. : Il vient répondre à l’enjeu suivant : comment on peut améliorer à la marge nos pratiques pour sortir un meilleur produit ? Les grandes boîtes sont celles qui ont le plus besoin des PM car elles sont flippées d’un risque majeur : perdre de vue leurs clients.
Il leur faut donc mettre en place une science pour garder toujours un contact avec leurs utilisateurs. Il y a trop d’histoires de boîtes dans les années 80 ou 90 que l’on pensait too big to fail et qui se sont plantées à cause de ça.
Est-ce que cela veut dire, au fond, qu’il ne faut pas de Product Manager en pré Product Market Fit ?
E.A. : Plutôt qu’être radical et dire qu’il ne faut pas de PM, je dirais plutôt que tout le monde doit faire du product management en startup. Même si c’est sûr qu’il n’y a personne de mieux que le fondateur ou la fondatrice pour connaître le contexte et la vision de la boîte.
Le mieux, c’est quand même quand la vision produit est décentralisée. Plus il y a d’avis autour de la table, mieux c’est. J’ai aussi vu des boîtes réussir avec des PM dès le début, surtout quand l’équipe fondatrice n’a pas de compétence produit et a l’honnêteté de reconnaître cette faiblesse.
Ce qui amène toutefois un autre enjeu : le founder PM fit. C’est-à-dire l’adéquation avec le/la CEO et la première personne qui est recrutée au produit. C’est un sujet qui résonne pour beaucoup car il y a un côté très émotionnel et cela génère souvent des tensions voire des engueulades.
As-tu vu d’autres ressources sur ce sujet du produit pré Product Market Fit depuis tes publications ?
E.A. : Il y a eu une newsletter de Lenny Rachitsky. Mais c’est vrai que le terme de produit pré-PMF, je ne l’avais pas vu ailleurs auparavant. Malgré tout, je remarque que les gens comprennent tout de suite ce qu’il veut dire.
C’est drôle parce que, a posteriori, je me rends compte que je me suis désormais mis à segmenter naturellement ce que je lis. Dans un bouquin par exemple, je sélectionne les chapitres : ceux-ci, ils peuvent me concerner, ceux-là, ils n’ont pas d’intérêt à mon niveau.
Je pense au dernier livre de Stripe press sur le scale de ses ressources humaines. C’est intéressant… mais ça ne sert à rien de l’acheter quand tu es pré-PMF ! On a l’impression que les PM aiment bien se faire mal au cerveau. Inspired, qu’on recommande souvent pour commencer dans le produit, ce sont des choses super compliquées à mettre en place. Alors qu’on devrait commencer par des manuels pour mettre en place un backlog par exemple.
Une dernière question : quelle est au final ta définition du Product Market Fit ?
E.A. : J’en ai trouvé une sur le blog d’un ingé qui me semble assez pertinente. Il y a trois phases pour arriver au PMF :
1ère phase : la traversée du désert
C’est hyper exploratoire, tu es loin du PMF et tu essaies d’attraper des signaux qui te feront prendre la bonne direction. Si tu n’y arrives pas, tu vas mourir de soif et ce sera fini.
2ème phase : l’arrivée à la lisière de la forêt
Tu as tes premiers signaux et utilisateurs actifs qui montrent que tu avances vers le PMF. Tu en es encore loin mais tu sais mieux où tu vas.
3e phase : l’ascension de la montagne
Un exercice long, raide et encore casse-gueule car tu ne sais pas quand tu es en haut de la montagne. Mais tu commences à voir le bout.
Cette vision a l’avantage de présenter le PMF comme une progression et une question de direction plutôt que comme quelque chose de binaire, tu l’as ou tu ne l’as pas. Car, en vrai, personne ne se dit du jour au lendemain « J’ai trouvé mon PMF ! »
Généralement, un des indicateurs que tu regardes, c’est ta courbe de rétention. Sauf qu’il faut compter entre 3 et 6 mois pour constater qu’elle s’aplatit vraiment. C’est tout le biais des success stories que l’on voit passer constamment : ton cerveau a tendance à ne retenir que la bonne nouvelle, le moment où ça marche vraiment. En oubliant que les boîtes qui connaissent de grands succès ont souvent mis plusieurs années à lancer leur produit !
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