La fin des méga levées de fonds de l’an passé a signé la fin d’une période d’euphorie du côté du recrutement de profils produit. Mais est-ce la crise pour autant ? Confessions d’insiders sur l’état actuel du marché.
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✉️ Article issu du Ticket n°055
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L’hiver est bien là. Plus de 100 000 personnes ont été licenciées dans la Tech américaine depuis le début d’année. Dont 12 000 chez Google (6 % des effectifs), 11 000 chez Meta (13%), 10 000 chez Amazon et Microsoft (3% et 5%)… Tendance similaire en Europe quoique nettement moins spectaculaire, notamment en France, où les départs non remplacés s’effectuent dans un mélange de pudeur et de tabou.
Début janvier, Les Echos citaient par exemple des mesures d’économies récentes chez Meero, Back Market, Ankorstore ou Sunday. Entre autres.
“Je pense qu’on va voir de mauvaises surprises au deuxième trimestre 2023 chez des licornes qui n’ont pas décidé de couper leurs budgets assez tôt”, prédit dans le média économique Antoine Moyroud, investisseur chez Lightspeed Venture Partners.
En cause : la chute des investissements, plus marquée d’ailleurs en Allemagne et au Royaume-Uni qu’en France.
Voici pour le côté pile. Côte face, pourtant, le CAC 40 atteint des records historiques, le chômage est au plus bas depuis 2008, et, en dépit d’une conjoncture moins rassurante, les intentions d’embauche de cadres ne faiblissent pas.
Question : comment réussir à avoir l’heure juste dans ce marché aux signaux si contradictoires ? Réponse : pour ce qui est spécifiquement du Product Management, tu peux faire confiance à tes serviteurs du Ticket. On a interrogé une dizaine d’acteurs et d’actrices de l’écosystème situés aux premières loges des tendances du moment, afin d’essayer de te dresser le tableau le plus représentatif possible de la réalité. Voici les résultats de ce coup de sonde.
“Entre 30 et 40 % d’offres en moins au produit”
Déjà, pour mieux comprendre la situation, il convient de remettre en contexte les chiffres -impressionnants- des licenciements aux Etats-Unis. D’une part, les GAFAM licencient… après avoir beaucoup recruté depuis les confinements qui ont boosté leur activité (X2 des effectifs pour Amazon et Meta entre Q3 2019 et Q3 2022, +64% pour Alphabet, +50 % pour Microsoft). Hasard ou coïncidence, Apple, qui n’a connu un accroissement de ses salariés “que” de 20% sur cette période, n’a pas annoncé de coupures. Pour le moment du moins.
D’autre part, n’oublions pas l’effet d’aubaine. “Tout le monde en profite pour passer ses réductions de coûts. Il y a deux ans, les marchés financiers auraient pris ces informations pour une mauvaise nouvelle, ce qui aurait diminué le cours de l’action des entreprises en question. Alors qu’aujourd’hui, c’est interprété comme une bonne nouvelle !”, décrypte Christophe Poupinel, partner au sein du fonds d’investissement ISAI Expansion.
Pour lui, nous sommes actuellement dans un réajustement du marché. Il y a toujours de l’argent en France mais les investisseurs se montrent plus exigeants sur la qualité des dossiers qu’ils soutiennent.
“L’année dernière, on était surpris de voir les montants délirants levés par certaines jeunes entreprises au projet bancal. Aujourd’hui, on ne voit plus ces investissements, les fonds se concentrent sur des équipes de premier plan qui font davantage attention à leur retour sur investissement”, confie une personne présente dans l’écosystème depuis longtemps.
“Les gros fonds d’investissement comme Tiger Global ou Softbank ont aussi arrêté de subventionner l’écosystème, ce qui peut expliquer que les scale-up aient plus de mal à lever. Leur board leur demande alors de rallonger leur cash burn de 18 à 24 mois afin d’éviter d’avoir à faire un bridge (ndlr : une rallonge financière pour réussir à aller jusqu’au prochain tour de financement)”, poursuit ce connaisseur du marché. À cet égard, il n’est ainsi pas étonnant de constater aujourd’hui la raréfaction des offres de PM chez les licornes et autres scale-ups, alors qu’elles en étaient les principales pourvoyeuses en début d’année dernière.
“Au doigt mouillé, il y a globalement entre 30 et 40 % d’offres en moins au produit en ce moment”, assène David Lambert, cofondateur de Stellar, un service d’accompagnement des Product dans leur carrière.
Pas vraiment une paille. Essayons d’en mesurer les conséquences.
La fin d’un marché artificiel ?
Petit retour en arrière. Nous revoici fin 2021, début 2022. C’est l’euphorie. L’argent se déverse massivement dans la French Tech, autant en amorçage qu’en série C ou D. Chaque semaine, une nouvelle licorne apparaît. Depuis la Covid, les entreprises accélèrent tambour battant leur transition numérique. La tension sur le marché du recrutement est à son apogée. D’autant plus au produit : une discipline en plein essor, qui gagne en maturité dans les boîtes et où les formations sont encore rares.
Les candidats ont alors l’embarras du choix. Les exigences et les salaires s’envolent, devant la surenchère des entreprises entre elles.
“Cela a généré des égos surdimensionnés avec des PM de 2-3 ans d’expérience qui demandaient des salaires à 70K, ce que tu peux normalement prétendre au bout de 7 à 8 ans”, raille cet observateur.
Puis vient le printemps. “La fête est finie pour la startup nation. C’est la fin de l’argent gratuit”, annonce en mai sur Linkedin, dans une publication qui fait beaucoup réagir, Marion Darnet, agent de Product People chez Pachamama. Le marché se retourne progressivement à mesure que la priorité des boîtes s’oriente vers la rentabilité plutôt que l’expansion. “La tech non rentable prend un petit coup derrière la tête”, juge ce dirigeant. Que cela soit pour les candidats ou pour les agences de conseil, les vannes des grandes scale-ups se referment.
“J’ai l’impression qu’on a profité d’un marché créé artificiellement que l’on ne reverra plus dans les années à venir”, constate a posteriori un témoin privilégié de cette période. Avant de poursuivre :
“On ne vit pas une crise aujourd’hui, c’est juste un retour à un niveau plus normal. Quand on voyait des boîtes offrir plus de 60K à un PM junior, c’était clairement le signe qu’elles n’étaient pas bien gérées”.
Un sain réajustement qui rappelle la célèbre phrase du milliardaire Warren Buffet : “Quand la marée se retire, vous pouvez voir ceux qui nageaient sans maillot de bain”.
Une nouvelle réalité que les candidats ont mis du temps à percevoir. “Ils commencent à peine à le ressentir, alors que nous, on le voit depuis plusieurs mois”, atteste David Lambert.
“C’est d’autant plus marquant que c’est la première fois que le product management est touché. Les candidats se rendent compte qu’être en position de force n’est pas éternel”, indique Marion Darnet.
Après des expériences de Head of Product chez CDiscount et Deezer puis de CPO chez LiveMentor, Claire Idelot se met en quête d’une nouvelle aventure à l’été 2022. “J’ai clairement vu que le marché avait switché”, constate alors celle qui vient de partager son expérience de recherche d’emploi dans un webinaire en janvier dernier. Elle a finalement retrouvé un poste de Product Leader en un peu plus de trois mois, un délai “plus long que ce qu’elle imaginait”.
La revanche des grands groupes
“Si tu sors du French Tech 120, cela va super bien”, nuance toutefois Alexandre Vovan, fondateur des cabinets de recrutement dans la Tech et le produit, RHezO et Productree. D’un côté de ce spectre plus optimiste, les jeunes startups. “Les bonnes équipes fondatrices continuent à lever de l’argent et on a toujours autant de super projets avec qui on bosse”, certifie Adrien Montcoudiol, fondateur et CEO du studio produit Mozza.
De l’autre, les corpo.
“L’attractivité de ces boîtes a changé dans le regard des gens. Je ne dirais pas que le rapport scale-up / grands groupes s’est inversé mais il s’est nettement rééquilibré”, perçoit Hugo Geissmann, président et cofondateur du cabinet de conseil en produit Thiga.
“On arrive aujourd’hui à matcher des candidats avec des entreprises qu’ils n’auraient même pas considérées il y a 6 mois”, confirme Mehdi Ayouche, cofondateur de The Product Crew, spécialiste du recrutement tech & produit.
L’entrée fulgurante de Decathlon dans le Top 10 des entreprises où les PM aimeraient travailler, selon la dernière étude LPC, devant des boîtes comme Payfit, Qonto, Deezer ou Swile, est un indice de cette tendance émergente.
On peut aussi penser aux derniers recrutements de Carrefour à la tech et au produit. Ou à cette anecdote d’une freelance interrogée pour cet article :
“L’année dernière, on me contactait sur Linkedin deux fois par jour en moyenne pour des missions. Aujourd’hui, si c’est deux fois par mois, c’est plutôt bien. Et les demandes proviennent essentiellement des grands groupes !”
Les raisons de ce regain d’intérêt sont multiples. Déjà, de manière pragmatique, les PM ont compris que les corpo ne subissent pas les aléas des fonds d’investissement et ont, eux, encore du budget pour continuer à recruter aujourd’hui, notamment pour des postes à responsabilité. Ensuite, le cliché d’orgas arriérées en produit est moins vrai selon nos interlocuteurs. “Il y a plus de 3 ans, on y parlait d’agilité mais pas encore de transformation produit. Là, les choses ont vraiment changé avec des vraies équipes produit structurées”, affirme Benoît Rosier, cofondateur et CPO de l’agence de conseil spécialisée dans le produit Hubvisory.
Enfin, une certaine fatigue de la startup nation semble avoir touchée une partie de l’écosystème, souvent passée la trentaine.
“Des gens qui en ont marre de fondateurs stéréotypés qui prônent la diversité et l’esprit produit mais qui ne répandent qu’une culture toxique liée à l’hypercroissance et demandent des sacrifices dans tous les sens”, dégoupille cette personne qui connaît bien l’industrie.
Sale temps pour les juniors et les managers
Ajoutons une autre nuance au marché actuel.
“Avant, tous les profils étaient demandés. Aujourd’hui, on voit comme une courbe de Gauss : c’est beaucoup plus galère au début du spectre pour les juniors et, à l’autre bout, pour les seniors à plus de 90K”, constate Thibaut Desreumaux, cofondateur et CEO du cabinet de conseil Wivoo. “Entre les deux, les gens restent très employables car ils ont de l’expérience sans être trop cher”.
Un avis partagé par Benoît Rosier : “Je connais peu de boîtes qui recrutent des profils débutants en ce moment. Comme il y a beaucoup plus de gens sur le marché, elles peuvent se permettre de revoir leurs attentes à la hausse”. Une mauvaise période donc pour les personnes sorties d’école ou en reconversion.
Dans sa newsletter de janvier, Marion Darnet évoquait, elle aussi, les postes de management entre 80 et 150K, hors C-Level, comme les plus touchés par le ralentissement actuel.
“Les exec’ sont des postes indispensables. Mais pour les rôles intermédiaires, on voit pas mal d’entreprises qui préfèrent ne pas remplacer leurs Head of Product sur le départ, le temps que le marché reparte”, explique-t-elle.
Ce qui entraîne un cercle vicieux : beaucoup de personnes, refroidies par ce marché atone, préfèrent rester en sécurité à leur poste. Contribuant ainsi à la réduction d’offres disponibles. “En période d’incertitude, tu restes généralement au chaud”, sourit Mehdi Ayouche. D’après Carta, solution de gestions des stock options d’employés, le nombre de startups qui ont connu plus de 10 départs volontaires mensuels n’a jamais été aussi faible depuis plus d’un an et demi.
“On en voit qui s’accrochent même s’ils ne sont pas bien dans leur job”, ajoute cet expert. “Il est normal que le mercato se calme aussi à un moment donné et que les gens aient envie de stabilité dans leur mission”, ajoute Claire Idelot. Bon nombre de PM restent malgré tout encore à l’affût. “Ma boîte mails est pleine de candidatures”, confie Marion Darnet. “Je n’ai jamais connu autant de demandes de recrutements”, admet aussi pour sa part Thibaut Desreumaux.
Si les managers pâtissent de ce contexte moins dynamique, les profils de contributeur individuel, eux, semblent tirer leur épingle du jeu. “Les boîtes veulent moins de management mais plus de profils hands-on, même sur des hauts postes”, remarque Alexandre Vovan.
“Elles cherchent des personnes qui excellent en delivery, qui acceptent de ne pas passer 80% de leur temps en discovery, qui ne rechignent pas à aider en marketing et, surtout, qui ont un vrai impact business”, énumère Marion de Pachamama.
Avant d’ajouter : “Si tu es capable de montrer sur ton CV que tu es pragmatique, tu vas sortir du lot. La prochaine tendance, c’est la culture business. On ne va parler que de ça cette année”. Adrien Montcoudiol le reconnaît en effet : “On nous demande beaucoup plus aujourd’hui de concentrer notre travail sur les fonctionnalités à fort impact”. “C’est clairement lié à la tendance de rentabilité actuelle. On n’a jamais autant parlé d’entrepreneuriat, de value driven et de proximité avec les clients dans les profils qu’on nous demande”, partage Mehdi Ayouche. Sous-entendu : l’étalage des grands principes produit des bouquins, c’est moins ça actuellement.
Les PM spécialistes d’un domaine sont également toujours autant recherchés, notamment les profils en product marketing du fait de leur rareté. “Des vrais PMM, précise toutefois Alexandre Vovan. Il y a une confusion totale sur ce poste que l’on mélange souvent avec le SEO/SEM”.
La fin de la surenchère salariale
Et les salaires dans tout ça ? Réponse courte : ils ne baissent pas… pour les meilleurs profils. Désolé pour les autres, il va falloir revoir ses prétentions à la baisse. “Pour une personne moins capée, on est sur une vraie stagnation, notamment en région. Avant, tu pouvais trouver un poste à 55K, par exemple à Bordeaux, avec 3 ans d’expérience. Aujourd’hui, bon courage pour trouver à plus de 50K”, assure Mehdi de The Product Crew. “En sortie d’école, on est plus proche des 40K que des 50K”, ajoute Thibaut de Wivoo.
“L’évolution concerne moins ce que demandent les candidats que ce qu’ils obtiennent vraiment”, relate Hugo de Thiga. “Avant, tu disais non quand un PM voulait 70K pour 3 ans d’XP et il partait dans une startup qui lui offrait cela. Aujourd’hui, il revient pour discuter”, sourit cette personne qui mène plus de 200 entretiens par an. Qui ajoute :
“On peut dire que, au global, les salaires ont baissé. Mais en fait, c’est juste qu’on a arrêté de proposer des montants débiles à des gens qui ne les valaient pas. Pour ces derniers, ça va être dur de retrouver ces niveaux dans un environnement plus concurrentiel”.
D’autres exigences sont également de plus en plus challengées par les entreprises. En premier lieu, le full remote. “Beaucoup de boîtes n’en veulent plus du tout”, confirme Alexandre de Productree. “Elles ont le choix désormais, explique Marion Darnet. Donc entre une personne sur place et une autre en remote, c’est la première qui sera choisie”. Pour des questions d’organisation et de culture d’entreprise. Bien entendu, ce constat ne vaut que pour les boîtes qui étaient en remote par défaut jusqu’à présent, juste afin de pouvoir avoir une chance d’attirer des profils.
Flexibilité, temps de trajet, diversité des profils, présence d’un parcours carrière… Quand il liste les points bloquants évoqués par les candidats qu’il suit, Mehdi Ayouche remarque une chose : “Ce sont des éléments RH. Début 2022, c’était beaucoup plus axé sur des points product comme le secteur ou la part consacrée à la discovery”. Marion Darnet y voit une bonne nouvelle : “Comme les gens sont moins sur-sollicités, ils peuvent reprendre le contrôle de leur carrière et mesurer ce qui est vraiment le plus important à leurs yeux.”
Comment les choses vont-elles évoluer ? “Je pense que le plus dur est passé, mais tant qu’il n’y aura pas eu un gros signal positif, le marché restera encore attentiste”, prédit Marion. “Je suis très confiant sur le moyen terme. La question est de savoir si on parle du 2e semestre 2023 ou de 2024, rassure Hugo Geissmann. Sachant que le marché du product management reste globalement porteur : on n’est pas encore à parler de chômage dans la profession !”
Pour David Lambert de Stellar, la période est paradoxalement une bonne opportunité pour faire preuve de résilience et de créativité. “C’est dans l’adversité qu’il faut le plus faire preuve de loyauté, si, bien sûr, tu aimes ton produit et que tu es entouré de personnes bienveillantes”. Il l’assure : “La reconnaissance n’en sera que plus grande après coup”.
Les 3 conseils de David Lambert (Stellar) pour tirer son épingle du jeu : 1. Utilise ton réseau ou connecte-toi avec d’autres PMs d’entreprises qui t’intéressent. “Trop peu de gens le font alors que cela permet d’en apprendre davantage que les autres candidats en lice, d’avoir leur avis sur la pertinence de ton parcours et de tes compétences pour leur équipe, et, éventuellement de te faire recommander plutôt que de passer par le processus de sélection standard via le jobboard.” 2. Entraîne-toi à te présenter en 3-5 minutes “La plupart des talents se présentent en entretien en improvisant ou en récitant leur CV… Alors que juste quelques heures de préparation te démarqueront automatiquement du reste des candidats. Petit bonus si tu arrives à te défaire de la classique présentation chronologique qui démarre par l’année d’obtention de ton diplôme ou ton 1er job…” 3. Évite d’accumuler un trop grand nombre d’entretiens et priorise selon 3 critères qui comptent pour toi “Nous voyons trop de talents qui envoient 50 à 60 candidatures d’un seul coup et se découragent ou se perdent dans les processus. Si tu te concentres sur les offres qui comptent vraiment, tu pourras mieux préparer tes entretiens et les case studies, avoir le temps de relancer ou de connecter avec d’autres PMs, et surtout rester motivé à 100%”. |
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