C’est au détour d’une conf’ sur la Tech for Good qu’on découvre le modèle de priorisation produit basé – en partie – sur l’impact social de Phénix, startup qui lutte contre le gaspillage alimentaire. “C’est pas extrêmement poussé non plus…” nous prévient d’emblée Jeanne Latil-Flamme, sa head of product. On a quand même eu envie d’en savoir plus ! Si ça peut donner quelques idées à l’écosystème…
Bonjour Jeanne. Alors, raconte-nous la genèse de cette idée de roadmap qui intègre une dimension sociale et environnementale. Est-ce que cela vient d’une conviction que tu avais en arrivant chez Phénix ?
Jeanne Latil-Flamme : Pas vraiment. Moi, en 2018, je suis venue chez Phénix pour lancer l’application grand public avec la casquette business et produit. Il faut savoir qu’à cette époque, notre seule activité était l’accompagnement des supermarchés pour réduire le gaspillage alimentaire en favorisant, via une plateforme, la gestion des dons aux associations.
Je suis arrivée dans un environnement avec des valeurs très fortes et une équipe très engagée. C’est d’ailleurs pour cela que j’ai rejoint Phénix aussi personnellement.
Le problème, c’est que, en interne, ce nouveau produit grand public était vécu par certaines personnes comme une perte de ces valeurs. On allait devenir un suppôt de la startup nation ! Il fallait donc trouver une façon de gérer raisonnablement ce tiraillement.
« Il ne faut pas se voiler la face : on se retrouve parfois face à des contradictions » (Jeanne Latil-Flamme)
Quel a été le déclencheur ?
J.L-F. : En fait, très vite on a été confronté à la question du tracking de la géolocalisation. L’idée de Phénix est en effet d’indiquer les stocks d’invendus disponibles autour de soi.
C’est tout de suite devenu un sujet de discussion en interne. En tant que consommateurs, on n’a pas envie de se faire suivre par notre téléphone donc pourquoi est-ce qu’on le ferait en tant que concepteurs d’appli ?
Je dois dire que, au début, je ne voyais que la mission de Phénix, c’est-à-dire avoir de l’impact et sauver des invendus. La façon d’y arriver me semblait secondaire. Or, cela n’était pas le cas en interne. Donc on a pris la décision de ne pas stocker ces données. Et du coup, assez rapidement, on a estimé qu’il était important de prendre en compte ce genre de sujets dans la façon d’alimenter notre backlog.
Phénix en chiffres : 🚀 Création en 2014 (lancement de l’appli en 2019) 🧑🏽🤝🧑🏻 280 salariés dont une trentaine en tech et 4 au produit 🍱 150 M de repas sauvés 🤝 15 000 commerces partenaires 🎯 Objectif : sauver 450 K repas en 2023 dans 10 pays européens |
Concrètement, comment avez-vous fait ?
J.L-F : Nous avons, depuis fin 2019, un outil de scoring qui nous aide à prioriser nos actions. Avec un champ consacré à la complexité technique et un autre lié à l’impact. Ce dernier comprend l’impact business mais aussi, par conséquent, l’impact social.
On indique une note de 1 à 5 pour chacune de ces notions et la moyenne du business et du social donne le score de l’ensemble du champ impact. Tout simplement.
Avez-vous des critères spécifiques pour justifier ces notes de 1 à 5 ?
J.L-F. : Pas vraiment. C’est pour cela que je vous indiquais que le modèle n’était pas très poussé non plus. Pour l’aspect business, c’est classique : on regarde le potentiel de clients et d’activité généré. Sachant que, ce qui facilite l’adéquation entre les deux, notre chiffre d’affaires dépend directement du volume d’invendus récupérés.
Côté impact social, on prend en compte le nombre de repas sauvés mais aussi la confidentialité des données, l’inclusivité ou l’éthique. Le volet énergétique n’est pas inclus actuellement, mais il pourrait l’être aussi en soi. Et le score en question est établi après discussion entre nous, de manière assez intuitive.
Et pour donner des exemples concrets, en quoi est-ce que cela a influencé votre roadmap produit jusqu’à présent ?
J.L-F. : J’ai plusieurs exemples. Déjà, au 2e semestre 2022, on va normalement sortir un gros bloc sur l’accessibilité. Honnêtement, l’impact business n’est pas incroyable et dans une entreprise quelconque, cela n’aurait été fait que bien plus tard. Mais, avec son score élevé d’impact social, son niveau de priorisation est tout de suite remonté.
Sinon, au 1er trimestre, on a fait quelque chose qui a un score d’impact social de malade et qui est également positif niveau business. C’est un peu technique mais on a revu le mode de calcul de nos résultats quand tu arrives sur l’application. Auparavant, la liste de commerçants qui s’affichait nécessitait une requête sur la base SQL énorme. C’était ridicule : en termes d’espace de calcul, on consommait comme si on avait 8 millions d’utilisateurs actifs mensuels… alors qu’on en a 10 fois moins.
Là, on vient de diviser par 12 la consommation de données. Et je dis que cela a un impact business également car cela permet de mieux gérer les pics de fréquentation, quand on a un passage TV par exemple. J’avais prévu de le faire au 2e semestre. Mais quand on a resizé les projets, on s’est rendu compte qu’il fallait le faire tout de suite.
On a vu dans une conférence que tu parlais aussi de passer de Google Maps à Open Street Maps, le service de cartographie open source. C’est toujours d’actualité ?
J.L-F. : Ca, on n’y est pas… C’est même une question mise en suspens. Nous avons fait une refonte de l’UX et, désormais, d’un point de vue technologique, il est difficile de faire la même chose sur Open Street Maps.
C’est tout le dilemme entre une UX stylé et un presta qui colle mieux à nos valeurs. On a fait l’arbitrage en faveur du premier en se disant que cela n’était pas si pire. Il y a d’autres choses plus importantes sur lesquelles on peut réfléchir en premier lieu. Mais, il ne faut pas se voiler la face : on se retrouve parfois face à ce type de contradictions.
C’est justement une question qu’on voulait te poser : comment fait-on pour gérer la contradiction ? On imagine que vous ne pouvez pas toujours arbitrer en faveur du social face au business…
J.L-F. : Non, c’est sûr. Et c’est pour cela que les fondateurs ont créé une entreprise et non une association. Pour pouvoir avoir un impact positif plus grand et pérenne, en lien avec notre mission. Ce qui nécessite toutefois de faire quelques compromis et d’utiliser des outils plus performants, même si ce ne sont pas les plus éthiques.
C’est vrai qu’on se heurte souvent à des questionnements en interne ou en externe. Par exemple : oui, on envoie beaucoup de notifications. C’est vrai. Mais les chiffres prouvent que ça marche !
On a quand même eu un petit moment de panique à un moment donné. On s’est demandé : est-ce que, avec tout ce qu’on utilise comme énergie et technologie, notre impact global est positif finalement ? Autrement dit, est-ce que la récupération des invendus que l’on permet compense toute notre empreinte ? D’après un rapport établi par le cabinet i-Care, heureusement, la réponse est oui. Mais ça ne coulait pas forcément de source.
Et il vous arrive de prendre des décisions très positives socialement parlant mais plus discutables niveau business ?
J.L-F. : Oui. Par exemple, tous les 6 mois, on met une bannière dans l’app pour inciter les utilisateurs à participer à la collecte des Restos du Coeur. Cela n’a aucun impact direct business, si ce n’est à la limite sur la marque. Mais on continue de le faire car on estime que c’est important.
Par le passé, on avait aussi organisé une collecte financière pour un réseau d’épiceries solidaires. Deux semaines de dev’ pour deux semaines de collecte… Mais on est très content de l’avoir fait !
Et c’est quoi le regard des fondateurs à ce propos, voire des investisseurs (Phénix a levé 15 millions d’euros en 2018) ?
J.L-F. : Les fondateurs sont complètement alignés et nous font hyper confiance en nous laissant très autonomes dans l’établissement de nos roadmaps. Évidemment, il peut arriver qu’ils viennent nous voir avec des sujets business à faire en priorité. Mais globalement, cela reste plutôt mesuré.
Quel serait ton message à la communauté produit sur ce sujet ? As-tu des bonnes pratiques à partager pour des personnes qui souhaitent s’y mettre dans leur boîte ?
J.L-F. : Déjà, je leur dirais que je suis très preneuse de leurs retours ! Je suis loin d’être une ponte sur le sujet et je ne viens pas du produit à l’origine donc je suis curieuse d’avoir l’inspiration des autres.
Dans notre cas, nous l’avons fait car nous avions cette sensibilité au départ. On demande aux consommateurs de faire des efforts. Il est normal, je pense, en tant qu’entreprise privée de la tech (for good ou pas d’ailleurs) de jouer un rôle aussi.
Quelques sources d’inspiration pour aller plus loin sur le sujet :
- La fameuse conf’ sur la tech for good (sur Facebook…)
- Notre édition sur le Produit Responsable
- Le bilan carbone de Memo Bank ou Alan
- L’amour à l’ère de la sobriété chez Meetic
- L’enfer numérique, voyage au bout d’un like (Ed. Les liens qui libèrent)
- Aujourd’hui, on n’a plus le droit ni d’avoir faim ni d’avoir froid…
- La liste des entreprises B Corp à impact positif
- Johnny aussi B. Goode