“Un joyeux bordel”. Voici ce qu’a été la première réaction de Louis-Alexis de Gemini, le CEO de Deezer France, quand il est arrivé à la première kermesse de sa boîte. Du bruit de partout dans le hall d’entrée, des salariés qui se baladent entre des stands matérialisés par des boards en feuille A0… Pas de pêche aux canards ou de tombola à l’horizon pourtant : la kermesse n’est pas synonyme de fin d’année scolaire chez Deezer, mais de taf ! Plus spécifiquement d’échanges sur les roadmaps des différentes tribes.

C’est même devenu un rituel pour la licorne française, tous les trimestres, depuis mars 2017. Une idée qui est née, à l’origine, dans la tête de Benjamin Moitié (aka Fifty Benjamin selon son blase de visioconférence durant notre interview).

une kermesse... mais pas chez Deezer !
À défaut d’avoir pu mettre la main sur une photo d’une kermesse de Deezer, on en met une d’un des gars du Ticket (avec le pantalon jaune). Ça ne sert absolument à rien dans cet article mais ça peut rappeler quelques bons souvenirs à certain(e)s

Après une grosse dizaine d’années de consultant, ce dernier rejoint en septembre 2016 la plateforme de streaming musical comme coach agile. A l’époque, il remarque un manque flagrant de coordination entre les tribes produit et de synchronisation avec l’équipe dirigeante. “On sentait que des infos ne passaient pas ou n’étaient pas forcément comprises. On voulait péter cette inertie,” se rappelle-t-il. Rappelons qu’on parle ici d’une équipe tech et produit de plus de 200 personnes.

Pour arriver à rapprocher tout ce petit monde et créer ce qui deviendra la kermesse, il ne s’inspire pas d’une boîte en particulier mais pense plutôt… au format des open space ! En mode : pas de prise de tête.

“J’avais une grosse expérience de coach avant pour des boîtes comme Canal, TF1, Thalès… J’étais excédé par le formalisme employé pour faire comprendre aux gens comment travailler. Je voulais créer un cadre dans lequel les gens auraient la liberté de bosser. Sans formalisme donc, sans compte-rendu ni ordre du jour. L’idée derrière, c’est d’initier la discussion et l’interaction et susciter de la curiosité envers le travail de chacun plutôt que d’envoyer de la documentation qui est, au mieux, lue en diagonal.”

Benjamin Moitié (Deezer)

Le concept initial est donc simple comme bonjour. Dans un vaste open space, chaque startup (= le nom donné aux tribes chez Deezer, cf Ticket 003) vient en mode exposant, comme à Villepinte ou au Palais des congrès, son backlog de sujets prioritaires du trimestre sous le bras (sur un board en l’occurrence). Benjamin leur demande aussi d’indiquer, à l’aide d’un scotch rouge, une ligne d’eau correspondant à leur bande passante maximum du trimestre. Et à partir de là : une aprem de 14h à 18h en libre service !

La kermesse : d’outil de négo à celui de com’

Les lead tech et produit de chaque startup restent durant les 4 heures derrière leur stand. Les autres salariés de Deezer – toute la boîte peut potentiellement venir, qu’importe son métier ou ses responsabilités – viennent, pour leur part, quand ils veulent et visitent les stands qui les intéressent.

“Je m’attendais notamment à ce que les startups qui avaient beaucoup de dépendances entre elles profitent de ce moment pour interagir et ajuster leur roadmap en conséquence. Je voulais que ça serve aux équipes produit tout en raccrochant les wagons avec les équipes marketing, pub ou commerciales,” précise Benjamin Moitié.

Locaux de Deezer avec musique, pour un article sur la kermesse et la roadmap produit
Source : Deezer

Inutile de dire que l’idée du p’tit nouveau a suscité quelques réserves au démarrage. “Ma chance, c’est que les gens chez Deezer sont très dynamiques. On est dans un milieu ultra concurrentiel dans lequel il faut tester rapidement des choses nouvelles sans se poser trop de questions,” confie celui qui est devenu, depuis octobre 2019, head of product. Le CTO, Matthieu Gorvan, est quelqu’un qui a aussi conscience qu’on ne doit pas toujours tout cadrer et qu’il faut laisser des marges de manœuvre. »

Le concept n’est toutefois pas parfait dès le début – “il ne l’est toujours pas !”, et des changements interviennent en cours de route. “On avait du mal à gérer l’arrivée de nouvelles idées pendant la kermesse. On s’est rendu compte que ce n’était pas le bon moment pour ça. On a donc été obligé d’ajouter une étape de préparation pré-kermesse, ce qui nous pousse à préparer le trimestre suivant, dès celui en cours. Avoir en quelque sorte un coup d’avance pour anticiper les demandes,” précise Benjamin. Même l’objectif initial de la kermesse a évolué.

“Le jeu, au départ, c’était vraiment que les roadmaps changent pendant la kermesse. C’était un peu le chamboule-tout où chacun devait négocier le bout de gras.”

D’où, d’ailleurs, ce nom de kermesse, qui ne parle évidemment pas aux non-francophones de la boîte… mais qui est malgré tout devenu, dans la bouche de tout le monde, “The kermesse” (à prononcer en roulant le r).

Alors qu’aujourd’hui, on est moins dans un exercice de création de roadmaps que de communication interne. “Ça me ferait peur désormais qu’on fasse la roadmap à cette occasion car, pour la construire, il faut aller chercher de la donnée en amont, aller discuter avec les autres équipes etc.”

Ce n’est d’ailleurs plus un backlog précis qui est présenté lors de la kermesse mais, depuis l’implantation des OKR, des objectifs (3 à 4 par startups), des résultats clés mesurables avec des solutions considérées associées (que cela soit des fonctionnalités, des preuves de concept (les fameux POC), des AB tests… pour valider ou non une hypothèse). Les OKR, eux, étant présentés une semaine auparavant au C-level (= la direction, en langage corpo). 

“On ne travaille plus en roadmaps mais en solutions à valider. Avec la roadmap, on rentre vite dans une logique de delivery. Et, à part si tu t’appelles Steve Jobs, je pense qu’il est préférable de tester et voir si les métriques qui t’intéressent s’améliorent plutôt que de commencer par développer une fonctionnalité. Je ne suis pas un joueur de poker,” indique Benjamin Moitié.

Un changement de culture de travail chez Deezer

Bon, on ne va pas se mentir, le principe de la kermesse marche quand même moins bien avec cette foutue COVID. Elle existe toujours chez Deezer mais en mode dégradé : chaque équipe présente ses OKR sur Zoom puis des channels Slack sont créés pour discuter. Mais on imagine que le “joyeux bordel” en prend un coup…

locaux de Deezer pour un article sur la kermesse et la roadmap produit
Source : Deezer

Toujours est-il que, combinée avec un autre rituel, le quarter planning (2 jours de réunions entre les équipes sur la base du PI planning de Safe), la kermesse a, selon Benjamin Moitié, permis de changer culturellement la façon de travailler en interne.

“Une fois par semaine, on fait une revue de toutes les dépendances avec les leads de chaque startup et ça, c’est par exemple venu avec la kermesse. On est beaucoup plus dans l’anticipation aujourd’hui. J’aurais aimé par contre vous dire des chiffres pour démontrer qu’on développe plus vite ou qu’on se prend moins la gueule… mais je n’ai jamais trouvé. Ce qui est sûr, c’est que cela a ajouté une zone de dialogue à laquelle certaines personnes n’avaient pas accès.” 

L’autre avantage de l’exercice, à ses yeux, c’est aussi la confrontation directe avec les autres équipes, hors du spectre tech-produit.

“C’est sûr que ça peut être parasitaire et générer beaucoup de bruits et d’inconfort. On peut venir te voir plus souvent car tu es mieux identifié(e) dans la boîte en tant que PM. Mais je vois plutôt ça comme une opportunité de présenter et vendre ta stratégie auprès des différentes parties prenantes. Ça peut aussi avoir du bon d’affronter des situations dérangeantes le plus tôt possible. Dire à un biz dev ce que l’on va vraiment faire, plutôt qu’il l’apprenne lors de la sortie de la fonctionnalité par exemple.”

Nous, notre regret perso au Ticket, c’est que la kermesse n’a jamais dégénéré au niveau du dress code par exemple (avec des startups qui se tirent la bourre entre elles). “Il y a toujours eu des propositions pour rendre ça plus fun, mais il faut bien voir qu’en tant que lead, tu peux parfois être un peu plus flippé(e) voire gêné(e) de voir arriver certaines personnes à ton stand…” rigole Benjamin. 

Harlem Shake Deezer et non la kermesse
Nous, quand on nous a dit « kermesse », on avait plutôt ça en tête ^^

Une kermesse aussi chez Betclic

Étonnement, ce principe de kermesse reste relativement méconnu, même parfois au sein de l’écosystème produit. Selon Benjamin Moitié, il n’y a jamais vraiment eu d’article détaillé sur le sujet (d’où celui-ci que tu es en train de lire, c’est un peu notre raison d’être en tant que média !) et lui-même n’a jamais cherché à en faire la (sa) pub outre mesure – ce que n’aurait pas manqué de faire certains coachs. Anecdote symbolique : pendant l’interview, il ne voulait pas parler trop fort pour ne pas que sa femme dise qu’il se la joue 🙂 

Thiga, la société de conseil en product management, l’a malgré tout mis en place chez Betclic à Bordeaux. “L’avantage de ce format, c’est que tu peux rester 1h avec une équipe si elle est hyper importante pour toi dans le trimestre qui arrive, ou passer juste de stand en stand et poser quelques questions par-ci par-là. C’est super pour avoir la vision globale, témoigne Simon Joliveau-Breney, l’un des product strategists qui a travaillé sur cette mission.

L’inconvénient que je vois, c’est que, quand tu es sur ton stand, tu répètes mille fois la même chose !”

Simon Joliveau-Breney (Thiga)

S’ils ont gardé le nom de kermesse, ils ont toutefois, petit à petit, créé leur propre version personnalisée. Il y a d’abord eu une rotation chaque heure des personnes présentatrices par stand. Puis, un système de réservation de créneaux a été mis en place.

“Un peu comme à une conférence où tu t’inscris à l’avance aux présentations qui t’intéressent”, précise Simon Joliveau-Berney. “C’est la meilleure nouvelle qu’ils aient gardé le nom mais qu’ils aient mis le dawa dedans pour l’adapter à leur besoin, réagit Benjamin Moitié. Comme dans tout nouveau concept que l’on veut mettre en place, il faut le déformer tout de suite pour résoudre les vrais problèmes qu’on veut traiter. De mettre le bordel dans le joyeux bordel en somme.


Ils étaient dans le Ticket :

Benjamin Moitié (Deezer), inventeur de la kermesse
Benjamin Moitié (Deezer)
Simon Joliveau-Berney (Thiga)

 

 

 

Cet article est issu du Ticket n°006. On l’a publié avec ce sujet sur le release planning day que faisait Meetic à l’époque, ressemblant à la kermesse.

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